Selon Justin (XII, 2, 1), le roi d'Epire aurait répondu à un appel des Tarentins afin de les aider contre les Bruttiens. Certains problèmes se posent sur la venue et les opérations d'Alexandre le Molosse: selon Tite-Live (VIII, 3, 6-7), elles se seraient déroulées entre 340 et 326 mais ces dates paraissent peu vraisemblables. Pour l'année 341-340 av. JC, Tite-Live écrit:
"Cette année-là, le fait est sûr, Alexandre, roi d'Epire, fit aborder sa flotte en Italie [...]. A la même époque se placent les exploits d'Alexandre le Grand [...] et c'est dans une autre région du monde qu'invincible à la guerre et tout jeune, le destin le fit succomber à la maladie."
Cependant, ce n'est qu'après son mariage avec Cléopâtre, la soeur d'Alexandre, que le frère d'Olympias acquiert une véritable influence au sein du royaume de Macédoine. Il serait donc plus probable que sa venue coïncidât avec l'expédition d'Alexandre contre le Roi de Perse, car le Molosse voulut faire de son départ en Italie l'exact pendant de l'expédition punitive d'Alexandre en Orient.
La date charnière de 326 se trouve également contestée par la mort du roi d'Epire vers 331-330. Un passage de Justin (XII, 4-5) fait remonter cet événement tragique immédiatement après la mort de Darius, en 330.
Ce qui importe le plus est sans aucun doute que l'appel à Alexandre d'Epire fut probablement suscité par la renommée grandissante d'Alexandre le Grand, parti en Orient venger la profanation du Parthénon et libérer les Grecs du joug d'un roi barbare et esclavagiste. C'est précisément cet Alexandre-là que le Molosse pensait pouvoir faire revivre en Italie: selon Justin (XII, 2), et Aulu-Gelle (Nuits Attiques, XVII, 21), le Molosse répondit à l'appel de Tarente parce qu'il aurait été jaloux de son neveu, et il songeait plus à fonder en Grande-Grèce un royaume comparable.
Les parallélismes du texte de Justin mettent en valeur ces préoccupations:
"Ita cupide profectus fuerat, velut in divisione orbis terrarum Alexandro, Olympiadis, sororis suae, filio, Oriens, sibi Occidens sorte contigisset"
"il était parti plein d'espoir, comme si, dans le partage du monde, le sort qui avait assigné l'Orient à Alexandre, fils de sa soeur Olympias, lui eût réservé, à lui, l'Occident." (XII, 2, 1)
De même, l'Italie, l'Afrique et la Sicile font écho à l'Asie et à la Perse (XII, 2, 2), et l'oracle de Jupiter à Dodone à celui de Jupiter Ammon (2, 3).
L'assimilation d'Alexandre d'Epire à Alexandre de Macédoine est donc ici claire et remonte de plus à l'arrivée même du Molosse en Italie; les Tarentins n'ont pu être sourds à la probable propagande du roi d'Epire, propagande qui pourrait s'être appuyée sur la renommée d'Alexandre de Macédoine.
Le Molosse fut donc imaginé comme un ennemi redoutable.
A travers cette distinction et cette allusion à un rapprochement est mise en relief la façon dont Alexandre a pu être alors perçu et comment il le fut ensuite: Alexandre le Molosse a pu inspirer la crainte et la méfiance parce qu'il était le neveu d'Alexandre et qui plus est son émule, et ces sentiments ont peut-être poussé Rome à traiter avec le roi d'Epire. Si cela est véritablement le cas, on comprend alors pourquoi l'augustéen et patriotique Tite-Live n'en fait pas mention.
Le Molosse meurt, mutilé, avant d'avoir pu faire aboutir ses projets, destin étrangement semblable à celui de son neveu qui, selon de nombreuses sources (Diod., 18, 4, 2-6; Plut., Alex., 68, 1), aurait eu l'intention de tourner ses armes vers l'Occident. La réalisation par Pyrrhus de cette menace ébranla profondément la conscience romaine qui fut ainsi, dés le IIIe siècle, obsédée par la crainte de voir se lever l'astre d'un nouvel Alexandre.
A la fin du IIIe siècle, le royaume de Macédoine sera encore très lié dans l'imaginaire des Romains au nom d'Alexandre et à cette crainte mêlée de respect suscitée un siècle plus tôt par la volonté de son parent de devenir son émule et qui intrigua fortement les Romains. Un passage de Florus (I, 23, 2-3) est ainsi très éloquent:
"Bien que Philippe V fût sur le trône, les Romains avaient l'impression de lutter contre le roi Alexandre. C'est plus en considération de son nom que du peuple en question que la guerre de Macédoine eût de l'importance."
Les auteurs latins des siècles suivants ont cependant accordé, dans leurs histoires de Rome, peu d'importance à la menace qu'a peut-être représentée un temps Alexandre d'Epire: qu'aurait pu faire un roi barbare contre cette Rome qui se dressait devant lui?
Nous avons déjà fait mention de la différence de statuts accordée aux relations entre Rome et le royaume d'Epire chez Justin et Tite-Live ("foedus amicitiamque"/"pacem") et ce dernier ajoute (VIII, 17, 9-10): "incertum qua fide culturus" ("dont on ne sait avec quelle foi il l'eût respectée"), mettant en doute son honnêteté. Un peu plus loin, en guise de conclusion sur l'horrible fin du Molosse, il écrit avec un certain cynisme (VIII, 24, 18):
"Haec de Alexandri Epiri tristi eventu, quamquam Romano bello fortuna eum abstinuit, tamen, quia in Italia bella gessit, paucis dixisse satis sit."
"Sur la triste fin d'Alexandre d'Epire, quoique le destin l'ait empêché de combattre contre Rome, puisqu'il a guerroyé en Italie, qu'il me suffise de dire ces quelques mots."
Loin de décrire les victoires d'Alexandre d'Epire, Tite-Live s'est étendu, malgré ses derniers mots, sur la mort de l'oncle d'Alexandre.
Tite-Live ne fait ici que reproduire le thème majeur du long excursus sur Alexandre du livre IX et montre une certaine complaisance à décrire la mort terrible du roi d'Epire. Il entend peut-être également passer sous silence le projet de fondation par Alexandre le Molosse, avec l'alliance de Rome, d'un grand Etat occidental qui eût compris sous son hégémonie les cités grecques d'Apulie et quelques nations italiques. L'histoire de l'Italie en aurait été moins "romaine"...
Il indique ici malgré lui combien, dans l'imaginaire romain, l'oncle et son neveu sont liés de façon irrémédiable, que ce soit dans la vérité du fait, dans leurs intentions d'alors, que dans cette volonté de dénaturer leurs actions au profit de Rome.
Il semble donc certain que la diffusion du mythe d'Alexandre en Italie et à Rome fut immédiate et que les Romains, avant même de pouvoir connaître plus précisément Alexandre à travers le récit de ses exploits, furent confrontés à son premier "miroir" et purent apprécier, au vu de la menace, même légère, que le Molosse a pu incarner, le prestige de celui qu'ils appelleront eux-mêmes Alexandre le Grand et se faire une idée de la fascination qu'il suscitait. Les jugements dépréciatifs de Tite-Live ou d'Aulu-Gelle n'enlèvent rien à cette hypothèse.
C'est cependant bien la peur qui fut le premier sentiment que ressentirent les Romains face à Alexandre, et l'on sait combien la peur est soeur de l'imagination.
L'histoire d'Alexandre, envisagée sous un angle plus scientifique, était dés lors, à Rome, destinée à se laisser étouffer par la légende: "Alexandre, c'était des conquêtes mais à peine un empire; ce n'était pas un objet territorial durablement défini, mais une aventure. [...], la légende va s'emparer du sujet, en même temps précisément que l'histoire." A Rome, l'histoire ne trouva que peu sa place et abandonna ainsi l'image d'Alexandre à toutes les interprétations.
Aux témoignages de Clitarque, qui semblent peu dignes de foi, et d'un Arrien sceptique, s'oppose le silence de Diodore, de Justin... et de tous les autres.
La légende de l'ambassade à Babylone représente un acmé dans la célébration de l'universalisme des conquêtes d'Alexandre: les peuples non conquis vont se présenter à Alexandre dans un acte de soumission symbolique.
Arrien (VII, XV, 5-6) fait ainsi mention de cette ambassade romaine venue rendre hommage au Roi et tisser des liens avec lui. Alexandre aurait même pronostiqué sur leur puissance future en voyant leur "kosmon", leur "filopon" et leur "eleueri", après avoir pris connaissance de quelques aspects de leur constitution.
Ce passage est fort intéressant car unique en son genre: il nous présenterait l'opinion d'Alexandre sur les Romains dont il admirerait les valeurs; celles-ci sont par ailleurs les propres facteurs de sa réussite, mis à part peut-être l' "".
Il émet lui-même des doutes sur la véracité de tels faits: "Aucun écrivain latin ne mentionne cette ambassade. Nos meilleurs garants, Ptolémée et Aristobule, n'en parlent point.". De surcroît, cela ne convenait pas à la République romaine d'envoyer des légats vers un roi étranger, si loin de leur pays, alors que nulle peur ni nul besoin d'assistance ne les y contraignaient. Il faudrait donc laisser de côté cette hypothèse fort séduisante.
Si l'on peut imaginer que la renommée du jeune Alexandre a atteint Rome assez rapidement, quel aurait été cependant le motif d'une telle ambassade? Le risque d'une guerre avec Tarente et le traité d'amitié du royaume d'Epire conclu avec Rome donnent quelque crédit à cette ambassade.
Diodore n'en fait pas non plus mention (XVII, 113): Rome était une cité dominatrice à leur époque: il n'y avait donc pas de raison de l'omettre.
On en trouve pourtant la confirmation chez Memnon et Timagène, mais il faut rattacher ces affirmations aux projets occidentaux qu'on prête à Alexandre et qui ont poussé les auteurs grecs à imaginer un signe d'allégeance de la part de Rome, afin de se prévenir de toute attaque.
Ciltarque avait l'ambition de présenter l'image d'un Alexandre cosmocrator et cette ambassade comme un véritable concile oecuménique.
Le thème de l'ambassade serait né dans un contexte laudatif pour Rome dans les milieux grecs, seule jugée digne d'Alexandre.
Il faut cependant la mettre en rapport avec les projets d'Alexandre en Occident, dont les Romains ont dû sentir la menace, surtout après le désastre de son oncle, et c'est cette menace qui a pu leur révéler, tel un oracle, tout le grandiose du personnage.
Tout ceci montre que Rome n'a jamais eu de contact direct avec Alexandre, bien qu'elle ait entendu parler de lui de son vivant. A travers ses conquêtes en Italie, et particulièrement en Italie du Sud où l'influence de la Grèce étendit la renommée d'Alexandre, l'orgueil de la cité fut piqué par le prestige d'Alexandre et une tradition orale vit le jour, embrassant à la fois les faits historiques et la légende.
Les relations qu'elle va entretenir avec le héros n'ont donc jamais été celles qu'elle aurait pu avoir avec un chef d'Etat prestigieux et toute l'excitation qu'a suscitée Alexandre vient peut-être de ce sentiment d'avoir frôlé l'histoire de celui qui bouleversa le monde.
Si la valeur de Pyrrhus et d'Hannibal aurait dû être objectivement reconnue, les Romains ne leur pardonnèrent pas d'avoir foulé le sol de l'Italie. La mort d'Alexandre le préserva certainement d'une haine immédiate et implacable.
Rome chercha à recréer ce lien qui semblait faire défaut à sa propre histoire et l'on peut supposer qu'à cause de cette absence de rencontre physique, Rome "fantasma" sur Alexandre (et sentit peut-être l'ombre de ce fantôme) dés l'apparition de son mythe.
L'image d'Alexandre s'est donc très tôt entourée de quelque chose d'irréel, de mystérieux, de cette sensation d'admirer ou de craindre un homme à la fois si éloigné par la distance, par la mort, et si proche par ses exploits, dont la renommée se faufila jusqu'à Rome, vers un peuple qui aspirait à une gloire comparable.
Cette distance originelle contribua certainement à l'idéalisation
d'Alexandre, tant qu'à un certain mépris, ainsi qu'à
la pénétration de son mythe.
C'est sous ces traits qu'il apparaît chez Plaute, première occurrence connue dans la littérature latine du nom d'Alexandre, qui le cite comme symbole de la gloire militaire.
Dans Mostellaria (v.775-777), Tranion fait référence aux fameux exploits d'Alexandre et d'Agathocle, tyran de Syracuse victorieux sur Carthage et se désigne comme le troisième "héros", éloge à laquelle le nom de ces prestigieux généraux donne toute sa valeur:
"Alexandrum magnum atque Agathoclem aiunt maxumas
Duo res gessisse; quid mihi fiet tertio,
Qui solus facio facinora immortalia?"
"On vante les fameux exploits du grand Alexandre et d'Agathocle; qu'adviendrait-il de moi, ce troisième héros, qui, sans l'aide de personne, accomplis des prouesses immortelles?"
Il est à noter que Tranion ne fait pas référence à Thémistocle, considéré alors comme l'incarnation du génie militaire. On pourrait dire qu'Alexandre est définitivement entré dans le "catalogue" très sélectif des références romaines en matière d'excellence militaire et d'exemple ultime de bravoure.
C'est dans cette image que va d'abord être confiné Alexandre: le Macédonien est la parfaite image du héros que Rome aimerait revendiquer, le chef militaire et le conquérant qui lui manquent parfois pour mener à bien ses visées impérialistes, alors à leur apogée. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce qu'Alexandre ait servi d'exemple et fût par la suite idéalisé dans ce domaine.
La littérature grecque (Ptolémée, Aristobule, Clitarque) était de manière générale favorable à Alexandre. Rome, à travers ces lectures, découvrit un Alexandre dont la Grèce, louant son courage, son "universalisme", sa générosité, avait fait un héros patriotique.
Elle ne le rejeta pas, bien au contraire; elle lui fit même une place toute particulière, entre ces Grecs d'autrefois dont Rome revendiquait le patrimoine culturel et artistique et qu'elle tenait pour ses propres ancêtres, et les Grecs ses contemporains, ces "Graeculi", le plus souvent des Orientaux helléniques dont elle méprisait les moeurs.
A ce moment précis, les Romains ne tiennent pas encore rigueur à celui qui a ouvert l'ère hellénistique et qui fut le précurseur d'un régime monarchique que Rome, un siècle plus tard, abhorrera: le respect qu'elle accorde au héros est comparable à celui des grandes figures de la culture hellénique.
Cette ouverture à Alexandre se manifeste de façon concrète dans le paysage sculptural romain, ce qui constitue, à Rome, une véritable consécration.
En 146, Metellus, vainqueur de Macédoine, rapporte à Rome le groupe de Lysippe, le seul sculpteur toléré par Alexandre. Ce groupe, représentant Alexandre entouré de ses amis morts à la bataille du Granique (334 av. JC) et chevauchant Bucéphale, semble avoir été placé soit dans le temple de Jupiter Stator soit dans celui de Junon Régina. Il est la première effigie d'Alexandre transportée à Rome et cette volonté d'offrir Alexandre aux yeux des Romains ne vient pas entièrement d'un sentiment de supériorité ou d'un désir de brimer le vaincu, mais peut-être de récupérer, à son profit, la gloire et le prestige du Conquérant.
Il faut bien se rappeler que le plus grand impact d'Alexandre et de l'histoire d'Alexandre fut la victoire de Rome sur la Macédoine. L'effet purgatif de cette victoire est patent, à un moment où Rome crut rattraper l'histoire en battant les héritiers directs d'Alexandre; Rome semble avoir éprouvé comme un soulagement, qui l'emporta, momentanément, sur un triomphalisme excessif. Cette tolérance coïncide avec la proclamation par l'imperator victorieux Quinctius Flaminius, de la "liberté" de la Grèce et du respect de son antique civilisation.
Ce sentiment de bienveillance générale donne nécessairement un caractère exceptionnel aux périodes des IIe et Ier siècles où les Romains ont encore une certaine considération pour la mémoire d'Alexandre, et ceci est d'autant plus frappant qu'elle est appliquée jusqu'au coeur même de la patrie d'Alexandre, province romaine depuis 148.
En effet, circulaient encore au début du Ier siècle av. JC en Macédoine des pièces à son effigie où il est représenté avec ses longs cheveux bouclés et les cornes d'Ammon; ces pièces furent frappées par Aseillas, questeur vers 89, alors que toutes les monnaies à l'effigie d'Alexandre avaient disparu de Grèce et de Macédoine en vue d'une mesure politique de "damnatio memoriae".
Les Romains, qui étaient conscients du danger potentiel que représentait Alexandre et, à travers lui, le retour de la monarchie, n'avaient pas l'habitude de montrer une considération particulière pour les gloires nationales des peuples conquis. Alexandre était donc bien une exception et la décision du questeur prouve que les Romains ne considéraient pas Alexandre comme un ancien souverain mais comme un héros protecteur et surhumain dont la glorieuse Rome aimait à s'entourer.
Cette bienveillance à l'égard du héros protecteur, et qui draina vers Alexandre l'admiration de Rome, est cependant spécifique à cette période, tout en n'étant pas constante. Bien vite, la fierté des Romains se plût à voir en Alexandre non plus un héros mais un adversaire, et après Pydna, l'âpreté de la lutte conforta bon nombre de Romains dans la conviction qu'ils avaient eu en face d'eux un émule d'Alexandre, émule sur lequel elle avait eu le dessus.
L'image d'Alexandre en fut grandement altérée et son unité,
symbolisée par la figure du héros, allait se briser en éclats
et s'éparpiller au gré des rancoeurs d'une Rome républicaine
assumant mal sa paternité monarchique.
Depuis Alexandre, le monde oriental avait vu surgir des hommes qui s'estimaient et se déclaraient supérieurs à l'humanité, et exigeaient des cultes divins.
C'est dans ce contexte qu'on peut attribuer la première imitatio Alexandri à Scipion l'Africain. Certains ont nié cette soi-disant imitation mais trop de détails rappellent le souvenir d'Alexandre pour les attribuer à un simple concours de circonstances ou à un jeu d'imitation sans conséquences.
L'inspiration herculéenne de Scipion est également certaine. "L'Hercule dont se réclamait Scipion était moins celui de l'Ara Maxima que l'Héraklès divinisé, dont prétendait descendre Alexandre", à savoir l'incarnation du courage, d'une course ininterrompue vers l'exploit et la grandeur.
Sur le modèle d'Alexandre (oracle d'Ammon, liens avec Héraklès, naissance divine), Scipion aima à s'entourer d'une légende divine et sut aisément faire la synthèse avec des représentations romaines abstraites. Ce désir de divinisation, avec ce caractère surhumain qu'il confère, sera à la source même de l'imitation d'Alexandre.
La légende, en effet, voulait qu'Olympias, mère d'Alexandre, ait fécondé la nuit de ses noces avec un serpent (Plut., Alex., 2). Or, on retrouve chez Tite-Live l'exact miroir de cette légende, alors qu'il fait le récit des promenades matinales et quotidiennes de Scipion vers le Capitole (XXVI, 19, 6 sq.):
"Hic mos per omnem uitam seruatus seu consulto seu temere uolgatae opinioni fidem apud quosdam fecit stirpis eum diuinae uirum esse, rettulitque famam in Alexandro magno prius uolgatam, et uanitate et fabula parem, anguis immanis concubitu conceptum, et in cubiculo matris ejus uisam persaepe prodigii ejus speciem interuentuque hominum euolutam repente atque ex oculis elapsam."
"Cette habitude, qu'il maintint toute sa vie durant, conforta chez certains la croyance qu'il était de race divine, opinion répandue soit à dessein, soit par hasard, et cela remit au goût du jour la légende, autrefois répandue au sujet d'Alexandre, pareille à une rumeur non fondée, que sa conception était due à un immense serpent, et que l'ombre de l'étrange créature avait souvent été vue dans la chambre de sa mère, et que, lorsque des gens y entraient, d'un glissement elle s'échappait et disparaissait de la vue."
Tite-Live raconte ensuite qu'il entretint cette rumeur sans jamais la démentir ni l'approuver et maintint de fait toute cette mystique qu'il aimait associer à son personnage. Sans doute Scipion fut-il plus attiré par l'irrationalité que drainait l'image d'Alexandre que par Alexandre lui-même et put ainsi, à son tour, faire figure de héros providentiel. Le serpent, incarnation divine de Zeus Ammon ou de Jupiter, sert parfaitement ce dessein.
Le texte de Tite-Live lui-même semble, inconsciemment ou pas, accréditer cette imitatio en multipliant les éléments de comparaison, même allusifs, avec Alexandre: la façon dont Scipion se fait acclamer par le Sénat (XXVI, 18, 6) lorsqu'il se déclare seul candidat au commandement en Espagne et reçoit l'ovation du peuple assemblé, ressemble fort à la désignation d'un roi macédonien. Les Patres, indique-t-il, semblent d'ailleurs regretter leur empressement.
Plus loin (XXVI, 19, 8), il fait remarquer qu'en acceptant sa candidature, les Romains se sont appuyés sur ces rumeurs de divinité en faisant fi de son jeune âge, ce qui semble encore une fois l'associer à la précocité d'Alexandre mais montre également combien les Romains se laissaient impressionner par une telle force.
Polybe (X, 5, 2) ne dit rien sur le topos du serpent; cet historien grec a dû certainement penser qu'une manipulation de cette sorte aurait inévitablement engendré l'indignation. Ce dernier loue au livre X la piété de l'aristocratie romaine et de son usage pour influencer les masses et les soldats mais méconnaît complètement l'histoire du serpent.
Selon M. Badian, Polybe a ainsi voulu corriger la réception romaine d'Alexandre qui, comme on le verra plus tard, fut parfois faussée et démesurément négative.
Cette lacune a amené M. Badian à mettre en doute le sérieux de la thèse de l'imitation par Scipion d'Alexandre: il appuie cette affirmation en faisant référence à l'aide de Neptune, divinité romaine, dans la capture de Carthagène chez Polybe. Cependant, il oublie que, selon l'historien grec, la noblesse morale de Scipion est d'autant plus admirable lorsqu'on considère ses exploits:
"Outre ses campagnes en Espagne, il avait alors abattu la puissance de Carthage et soumis à la domination romaine la belle partie de l'Afrique, depuis les autels de Philaïnos jusqu'aux colonnes d'Héraklès; il avait également subjugué l'Asie, vaincu les rois de Syrie et rangé sous la loi de Rome la plus grande et la plus belle partie de la terre habitée" (X, 6, 40)
Qui, en lisant ces lignes, n'aurait pas fait un rapprochement avec la formidable épopée d'Alexandre? Peut-être faut-il laisser de côté les explications rationnelles mais admettre que Scipion a prétendu égaler Alexandre, tout simplement parce que ce dernier était l'unique référence. Les historiens ont retranscrit à leur tour ce parallèle irrationnel mais certainement pas fortuit.
Faut-il donc remettre en cause la référence livienne en supposant que Polybe a très bien pu exclure l'histoire du serpent parce qu'elle lui semblait, comme on l'a vu, trop indigne, et peut-être même impie? Il faut au contraire avouer combien les ambitieux des IIe et Ier siècles ressentaient un besoin de surnaturel pour assurer leur pouvoir et conquérir les masses, et Alexandre représente alors l'exemple parfait.
"uenisse dis simillum juuenem, uincentem omnia cum armis, tum benignitate ac beneficiis."
"voici qu'était arrivé un jeune homme tout-à-fait semblable aux dieux; il l'emportait sur tout le monde non seulement par les armes, mais par sa bienveillance et ses bienfaits"
(Liv., XXVI; 50, 13)
L'attitude qu'eut Alexandre envers la famille de Darius est ici parfaitement reconnaissable.
Citons encore l'épisode rapporté par Tite-Live (XXXV, 14, 5-12), illustrant une rencontre entre Scipion et Hannibal qui aurait eu lieu en 192 à Ephèse: Scipion demande au Carthaginois quel est, à son avis, le plus grand des chefs militaires. Hannibal répond qu'Alexandre vient en premier, Pyrrhus en second et enfin lui-même;
"Et que dirais-tu, observa alors Scipion en riant, si tu m'avais vaincu?"
"En ce cas, je me placerais au-dessus d'Alexandre, de Pyrrhus, et de tous les autres."
L'authenticité de cette scène ici importe peu; l'intérêt réside dans le parallèle qu'il induit entre Scipion et Alexandre et qui corrobore nos affirmations sur un procédé, même peu poussé, d'imitatio de la part de Scipion, dans le sens où le général romain voulait se faire héros à la manière d'Alexandre. Ce dernier, inspiré par les héros homériques tels qu'Achille, avait fait de lui un demi-dieu.
La grande originalité qu'apporte Scipion dans l'image d'Alexandre repose sur ce désir de divinisation qu'éprouveront, à leur tour, les grandes figures de la Rome républicaine.
L'image d'Alexandre, à travers Scipion, se dessina plus clairement et suscita soudain la suspicion car Alexandre n'était pas seulement mythique mais faisait partie de l'histoire; si Scipion ne pouvait reproduire le mythe, il pouvait reproduire l'histoire.
Alexandre apparut alors sous la lumière d'un homme qui s'était détaché de sa patrie, qui avait concentré entre ses mains les pouvoirs les plus extraordinaires, y compris celui de faire accepter sa divinisation ou la génuflexion, en résumé, tout ce qui était contraire aux traditions de Rome, au Mos Maiorum et au devoir de glorifier le peuple dans son ensemble. Désormais, l'essence divine de Scipion pesait sur sa propre destinée.
Le vainqueur d'Hannibal fait naître un individualisme religieux, qui tend à dresser la personne en face des vieux impératifs de la collectivité.
Comme le souligne A. Grenier, "l'idéal ancien ne fait nul cas de la personnalité. Placé dans l'étroite dépendance de la famille et de la gens, l'individu ne compte que dans le groupe dont il fait partie."; plus loin, il ajoute: "cette recherche des attitudes, ces légendes surtout qui indiquent l'imitation d'Alexandre, le héros par excellence, le modèle qui hanta les imaginations de tous les ambitieux [...] nous éloignent singulièrement de la simplicité des chefs d'antan."
Scipion brisait là une vieille tradition en ne se limitant pas à exécuter les décisions du Sénat et du peuple, puissances lointaines et abstraites. A l'image d'Alexandre, ou peut-être en profitant de cette référence déjà existante, Scipion se sentait investi d'une puissance supérieure.
Lorsque Fabius demanda à Scipion (aux environs de 206 av. JC) si, devant le vote du Sénat hostile aux projets de guerre en dehors de l'Italie, le nouveau consul s'en tiendrait à la décision des Pères ou s'en remettrait au Peuple, Scipion répondit seulement qu'il agirait "au mieux des intérêts de l'Etat": il était donc prêt à contourner la légalité pour faire aboutir ses projets et imposer l'idée de "paix romaine" à tout l'Occident.
On ne peut pas dire que Scipion a cherché à imiter scrupuleusement Alexandre dans sa totalité: on pourrait parler, comme J.-L. Ferrary à propos de l'Emilien, d'aemulatio plutôt que d'imitatio.
Ne peut-on pas faire une place particulière à l'imagination dans le choix des actions humaines? Scipion a retenu une image sélective d'Alexandre; à travers son comportement divin, il reconnaissait paradoxalement non pas l'image du héros quasi mythique dont Rome s'accommodait mais celle du personnage historique, qui avait changé la Grèce et l'Orient, qui avait imposé son propre régime politique et social, qui avait, enfin, imposé son nom jusqu'aux confins du monde.
Scipion ne désirait pas autant; il demeura fidèle aux principes de la cité romaine et lié à sa patrie. Il fut pourtant sévèrement réprimé, attaqué par le Sénat et surtout par Caton, et contraint à l'exil politique.
L'image d'Alexandre ne s'impose plus d'elle-même et se démarque quelque peu de l'image du héros transmise par Clitarque. Elle devient également un moyen, ou plutôt est ressentie comme telle.
C'est ainsi que l'image d'Alexandre, d'un point de vue politique, se fit plus menaçante, condamnant définitivement l'image anodine du bel et vaillant adolescent, du moins pour les plus fidèles du Mos Majorum.
Alors qu'Alexandre avait pu idéaliser toutes les potentialités du peuple romain, dés Scipion, certains le considèrent comme un élément "anti-romain", comme un danger pour l'équilibre si fragile sur lequel reposait la République.
Beaucoup de ces réactions n'émergent pas de l'inconscient de la majorité des Romains pour qui la valeur d'Alexandre est une source suprême d'admiration; le prestige n'en est pas sérieusement entaché. Le soutien populaire dont n'a jamais cessé de bénéficier Scipion tend à corroborer cette observation.
Mais les défenseurs de la République ont vu à travers Scipion l'attirance insidieuse du personnage et les mutations qu'il encourageait dans un lieu tel que Rome, perpétuellement en manque et en appétence d'images et de "romanesque".
Pourtant, Scipion, en reprenant l'héritage de la naissance divine d'Alexandre, en revendiquant la force de sa décision et en imposant le souffle du conquérant, a ouvert la voie à des générations d'imperatores dont le seul titre les élevait au-dessus de tous les autres.
Les différentes mutations qu'a connues l'image d'Alexandre s'explique par cette particularité; à un moment où Rome étend son empire et où la voix de ses chefs militaires tend à s'imposer à tous, Alexandre inscrit en lui les efforts continus que déploie Rome pour parfaire son chef-d'oeuvre.
Ainsi, le conquérant Alexandre stimule toutes les imaginations
et symbolise au Ier siècle av. JC ce qui pour Rome est l'objet de
toutes les convoitises: l'Orient.
De fait, le parallélisme des situations frappe les esprits romains: les conditions générales de la conquêtes, qui avaient éloigné les soldats de Rome et avaient élargi les zones d'action et de tutelle, plaçaient les représentants militaires de l'Etat romain dans une situation objectivement comparable au monde oriental à la mort d'Alexandre. Cette analogie a sans aucun doute contribué à ressusciter Alexandre à Rome, dont la présence, aussi bien artistique que politique, avait été quelque peu étouffée depuis l'Africain.
Le titre d'imperator va être alors inéluctablement associé à Alexandre, notamment à partir de Sylla: selon M. Laconi Bastian, en présentant Alexandre, ainsi que Pyrrhus et Hannibal, comme des imperatores, on tentait de légitimer le pouvoir syllanien. Plutarque (Syl., 5, 8 sq.) rapporte que Sylla se vanta d'avoir été le premier Romain a avoir pris contact avec les Parthes: faut-il conclure à l'imitation d'Alexandre ou à des liens établis après une prise de conscience de l'analogie?
L'attachement profond de Sylla aux traditions romaines et romuléennes ainsi que ses liens solides avec le Sénat mettent en peine la première hypothèse telle qu'on la verra chez Pompée ou Antoine. Néanmoins, sous Sylla, la figure charismatique du Conquérant s'affirme à la fois à l'intérieur de Rome et dans ses affaires extérieures.
Le mirage de l'Orient et des rois hellénistiques suscite chez les Romains la certitude qu'égalant la valeur et le mérite d'Alexandre, l'Orient leur appartient.
A l'époque de Plutarque, on montrait encore sur les bords du Céphise un vieux chêne à l'ombre duquel Alexandre avait dressé sa tente à la bataille de Chéronée.
Partout, ils découvrent la présence d'un être surhumain adoré comme un dieu. Tacite (III, 63) atteste d'un culte rendu ("donum Alexandri uictoris") par concession à Alexandre sur l'ordre d'Apollon à Sardes qui perdurait encore à l'époque de Tibère.
Le mirage de l'Orient, avec ses lieux de mémoire tels que Babylone, Gaugamélès, Alexandrie, où plane encore l'ombre d'Alexandre et de celui qui a vaincu l'empire perse, avec son or et ce luxe déployé et offert aux yeux des soldats romains rompus à une discipline de vie rigide, stimule l'imagination de tous.
C'est véritablement à partir de ce moment que la pensée d'Alexandre obséda ces conquérants que furent les Romains; leur volonté de conquérir l'Orient se doubla de celle de conquérir Alexandre: "Par une pente naturelle, Rome, en domptant les dynasties qui se réclamaient indûment d'Alexandre, s'assimile la gloire et reconstitue la pensée du conquérant.".
Selon G. Méautis, le " " des historiens grecs, expression caractéristiques de la psychologie d'Alexandre, trouve de fait son équivalent dans la littérature latine: "cupido invasit.".
Ainsi Marius, rapporte Salluste (Jug., 89), estima en Orient que "le moment était venu d'entreprendre des expéditions plus grandes et plus difficiles (majora et magis aspera).". Or il existait au milieu des déserts une ville grande et forte qui passait pour avoir été fondée par Hercule le Libyen; elle se trouvait au milieu d'une contrée privée d'eau, infestée des serpents les plus dangereux.
Alors, "eius potiundi Marium maximo cupido inuaserat." ("un désir extrême de s'en emparer envahit Marius"). L'attrait de ce qui était lointain et rattaché à la mythologie réveilla dans l'âme de Marius ce , ce cupido.
Il ne fait nul doute pour G. Méautis qu'en écrivant ces lignes, Salluste pensait à rapprocher son héros d'Alexandre, qui lui aussi, emporté par ce , s'efforça de conquérir des terres lointaines et s'engouffra dans des aventures qui l'apparentèrent aux héros mythologiques.
Ce passage de Salluste montre bien à quel point ces nouveaux conquérants, imprégnés des souvenirs des expéditions d'Alexandre et de la valeur exemplaire qu'elles revêtent pour des esprits ambitieux et curieux, ont ressenti ce violent désir d'avancer vers l'inconnu et le prodigieux. Alexandre illustrait à lui tout seul cette passion nouvelle.
L'historien, à travers ce texte, met en relief, d'une part, cet élément indissociable de la légende d'Alexandre et de son image, et duquel les conquérants romains de l'Orient ont reçu une impulsion. Au sujet de ce pothos, P. Goukowsky fait remarquer:
"Loin de représenter un élément irrationnel dans une politique à l'évidence réaliste, il donne à la conduite des affaires une finalité personnelle qui n'est autre que l'accomplissement d'Alexandre en tant que héros. Toute action d'envergure est donc à la fois mesure politique et geste héroïque [...]".
L'imitation d'Alexandre révèle ce désir d'héroïsation que les grandes figures qui ont traversé l'histoire ont souvent exprimé.
Salluste, d'autre part, témoigne de ce que c'est bien de la légende et d'une image déjà déformée, au profit de l'idéalisation du héros, que se sont inspirés les émules romains d'Alexandre et ceux qui, comme Salluste, ont voulu retranscrire leurs exploits à la manière d'Alexandre.
S'il n'y a pas eu d'idéologie de la conquête, l'image d'Alexandre, conquérant de l'Orient, a pu en tenir lieu et nourrir le des Romains fascinés par ce mirage lointain. Ces derniers ont hérité de cette "volonté héroïque de dépassement". Alexandre va vivre une nouvelle vie autant sous les traits d'un individu que comme incarnation d'une action.
Sa personnalité va alors s'articuler autour de quelques Romains éminents dont les moyens de représentations s'inscrivent aussi bien dans une gestuelle physique que dans une mise à profit de coïncidences. En ce sens, Alexandre a sensiblement contribué à l'émancipation de leur personnalité dans le détachement du Mos Maiorum.
La conquête de l'Orient a certainement rapproché les Romains d'Alexandre: leur rapport avec le héros est double, dépendant alternativement de l'admiration pour un personnage dont Rome n'a encore jamais connu l'équivalent, et l'assimilation consciente d'Alexandre à l'imperator romain.
Les généraux romains cherchent encore leur voie et se fraient un chemin vers la célébrité grâce au support irrationnel et à la fois historique d'Alexandre. Le parallélisme des situations était-il alors simple coïncidence ou effet de similitude? L'image d'Alexandre dépend aussi fortement de cette considération.
Mentionnons pour finir le point de vue et ligne directrice de l'article de P. Ceaucescu, "La double image d'Alexandre à Rome", selon lesquels le point de rencontre entre Rome et Alexandre réside dans la conquête et que l'image du Macédonien apparaît liée à Rome à ses rapports avec l'Orient.
Nous verrons par la suite que cette thèse est quelque peu exclusive
et que la complexité de l'image d'Alexandre tient justement à
cette confusion entre des éléments proprement romains et
orientaux. Les remarques de P. Ceaucescu tendent à prouver cependant
que les chefs romains se rencontraient dans le désir fervent d'imiter
Alexandre; mais quel Alexandre?
Hasard des circonstances? Quelle place faire au hasard pour un homme qui dés son plus jeune âge forçait la ressemblance avec celui qui dompta l'Orient?
"Dés le début, son aspect physique contribua à prévenir en sa faveur avant même qu'il parlât [...]. Ses cheveux étaient légèrement relevés en arrière et la vivacité mobile de ses yeux conférait à son visage une ressemblance plus vantée que réelle avec les portraits d'Alexandre (
)". (Plut., Pomp., 2, 1-2)
Comme l'indique Plutarque, la ressemblance physique n'était aucunement évidente mais bien forcée, aussi bien par Pompée que par son entourage.
Pline y fait également allusion en décrivant la mèche de cheveux du portrait en perles de Pompée qui faisait partie des biens étalés lors de son triomphe:
"illa relicino honore grata"
"avec sa parure de cheveux rejetés en arrière"
Cette mèche rebelle est présente sur la tête de Pompée de la Glyptothèque Ny Carlsberg qui évoque la tête d'Alexandre dite "Tête Dressel" du Musée de Dresde. Elle représente d'ailleurs le seul élément de ressemblance et confirme ainsi les propos de Plutarque.
Les bustes de cette période représentant Alexandre sont d'ailleurs, de manière générale, assez caricaturaux: ils insistent sur l'anastole, un front haut et large, de grands yeux et un cou fort penché vers l'épaule droite alors que la tête est penchée vers la gauche. L'expression en est généralement assez froide.
Pompée ne manque pas à cette tradition et regarde de surcroît en l'air, ce qui lui donne un air qui peut paraître ridicule.
Pompée força si bien la ressemblance avec Alexandre que, selon Plutarque (Pomp.,2, 3), beaucoup lui donnèrent ce nom dés son plus jeune âge, avec son accord. Le biographe ajoute:
"D'autres, il est vrai, l'appelaient Alexandre pour se moquer de lui.".
On peut présumer que Pompée, devant ces moqueries et par défi, choisit précocement de mener sa vie à l'image d'Alexandre.
La comparaison de Pompée avec Alexandre est récurrente et ne laisse donc aucune place à la subjectivité. Elle s'applique cependant à une image plutôt favorable d'Alexandre: le cas contraire aurait de la même façon assombri celle de Pompée, ce qui n'était le but ni de Salluste, ni de Pline, ni de Plutarque.
Elle tourne autour de trois topoi: la jeunesse, l'exploit et la popularité du chef auprès de ses soldats.
Il faut tout d'abord rappeler que Pompée est le premier romain à avoir été surnommé "Magnus", et cette épithète fait souvent le lien entre les trois caractéristiques citées ci-dessus, comme si à lui seul l'adjectif associait Pompée à Alexandre.
Selon Plutarque (Pomp., 19 et 22), après que Pompée eut dompté les résistants en Afrique et réorganisé le pays, à son retour, Sylla l'accueillit triomphalement et l'appela "Magnus", en ordonnant qu'on le surnommât ainsi dorénavant.
Une autre version serait que "le nom lui (ait été) premièrement donné par une publique clameur de toute son armée."
L'appellation "Magnus" venant d'un émule non moins fervent d'Alexandre, même si moins démonstratif, est une hypothèse plus probable. Plutarque met cependant ici en évidence la proximité et le respect mutuel entre Pompée et ses soldats, qualité dont tous les historiens d'Alexandre ont fait mention.
Un autre point de rencontre est l'association jeunesse-Alexandre que l'on retrouve dans les portraits de Pompée.
Voici les propos de Crassus alors que Caius Aurelius tente de le réconcilier avec Pompée:
"Seigneurs Romains, je ne pense pas faire chose lâche en cédant le premier à Pompée, attendu que vous-mêmes l'avez estimé digne d'être surnommé le Grand avant que la barbe lui fût venue et auquel vous avez décerné l'honneur de deux triomphes avant qu'il fût du Sénat." (Plutarque, Pomp., 33)
Ce point commun frappa tant les esprits qu'en 61, alors qu'il célèbre son troisième triomphe, ceux qui voulaient le comparer à Alexandre prétendirent qu'il avait 33 ans, âge d'Alexandre au sommet de sa gloire, et non 45 ans.
Enfin, en 64, Pompée avait triomphé successivement de l'Afrique de l'Europe et de l'Asie: il devenait par là le véritable égal du conquérant:
"Uerum ad decus imperii Romani non solum ad uiri unius pertinet, u ictoriarum Pompei Magni titulos omnes triumphosque hoc in loco nuncupari, aequata non modo Alexandri Magni rerum fulgore, sed etiam Herculis prope ac Liberis patris."
"Enumérer ici tous les titres victorieux et tous les triomphes de Pompée le Grand intéresse la gloire non seulement d'un seul homme mais de tout l'Empire romain car il égala l'éclat non seulement d'Alexandre mais presque encore d'Hercule et de Liber Pater." (Pline, N. H., VII, 95).
Dans la comparaison à Alexandre, Pline peut ainsi assimiler de la même façon Pompée au héros et à son essence divine, indissociables du mythe d'Alexandre, et faire de Pompée un nouvel Alexandre au coeur même du monde romain, comme le montre l'utilisation de l'homologue de Dionysos dans l'interpretatio romana.
L'apogée de Pompée prend place au moment exact où, conformément aux efforts de toute une vie, il va égaler la gloire du plus grand conquérant. L'image qu'il donnait d'Alexandre (les Romains ont fait plus dans l'émission de cette image que dans la réception) était somme toute assez traditionnelle: jeunesse, générosité envers ses soldats, valeur militaire.
Il se pose également comme fondateur de villes (39 cités en Orient dont Pompeiopolis en Cilicie, Pompaelo en Espagne) et emprunte, pour la première fois de la part d'un Romain, les épithètes d'Alexandre: ktistès, sôter, patronus.
De même, imitant la geste d'Alexandre en 324 alors qu'il fait demi-tour devant l'Hyphase, il dresse au Perthus en 72 un trophée de frontière.
Il fait frapper des pièces à son effigie, représenté avec l'anastole et s'associe avec le demi-dieu Hercule: l'association avec Alexandre est tout-à-fait identifiée par les Romains et acceptée. Cet Alexandre leur est familier et sympathique.
C'est en Orient que Pompée a pu réaliser son ambition de cosmocrator, empruntée à Alexandre, en marchant sur les traces du héros. C'est l'heure de la consécration, d'un projet fou enfin mené à terme. Pompée va sceller cette union fatale avec le destin de celui qui lui a tracé la voie.
Lors de son triomphe sur Mithridate en 61, Pompée va plus loin: Alexandre, c'est aussi le demi-dieu Hercule, que Pompée a déjà fait représenter sur des monnaies, mais c'est également la réincarnation de Dionysos, qui lui aussi marcha sur les Indes.
La trilogie est ainsi reconstituée, qui ressemble étonnamment à ce tableau que la tradition romaine connaît bien: le chef, le guerrier, le religieux.
L'Orient scelle le triptyque Dionysos-Alexandre-Pompée. Le nouveau Magnus ne manque pas de l'utiliser dans un cortège auquel les Romains n'étaient guère habitués.
Il y défila revêtu d'une chlamyde qui passait pour être celle d'Alexandre, au milieu d'un cortège bacchique où des pancartes le nommaient le Nouvel Alexandre, l'égal d'Hercule et de Bacchus, ce qui vérifie les propos de Pline. Suivait une représentation allégorique des trois continents du monde habité, dans laquelle figurait Pompée, nouveau cosmocrator, à l'image d'Alexandre.
Il offre à la vue de tous une énorme parade de luxe, de richesse et de pouvoir. On dit que dans les objets et le butin que le public romain pouvait admirer figurait le lit de Darius, le plus grand des ancêtres de la monarchie perse dont l'empire avait été conquis par Alexandre.
L' "alexandromanie" de Pompée est alors paroxystique. Jamais encore, Alexandre n'avait été affiché publiquement comme le symbole du "luxe" oriental et de la maîtrise du monde.
Beaucoup à Rome ont vu d'un mauvais oeil l'éclat que projetait trop de gloire personnelle, l'éblouissement des Romains devant ces démonstrations de mégalomanie.
Déjà, après l'attribution des pouvoirs que lui conféraient la lex Gabinia et la Lex Manilia, le Sénat craignit que la puissance de Pompée ne s'établisse en une manifeste tyrannie (Plut., Pomp., 45).
Son association à Alexandre décida parfois du jugement de ses contemporains et des historiens.
· Plutarque, en le comparant à Agésilas, fait remarquer que ce dernier, tout en servant la chose publique, abandonna la gloire et la puissance qu'avant lui personne n'avait possédées, excepté Alexandre le Grand (Plut., Ag., III). Peut-être a-t-il voulu sous-entendre que les démonstrations triomphalistes de Pompée n'appartenaient qu'à Alexandre et ne convenaient pas à un sujet de la République romaine.
· Cicéron regretta qu'il n'honorât pas l'image qu'on lui prêtait; il voyait en effet en Pompée l'imperator idéal, caractérisé par son génie militaire, sa virtus, faite d'innocentia, de temperantia et d'humanitas (Imp. Cn. Pomp., 27-50), mais aussi un désintéressement total du luxe importé d'Orient (ibid., 66).
Tout ce qui est dénié à Alexandre était accordé à Pompée, "primus inter pares" (Pro leg., 28). Ces rapports avec Alexandre comportent donc quelque chose de tendancieux, capable de briser l'image même de Pompée, et dévoilent la contradiction de l'imperator.
Ils mettent cependant également en relief le caractère inoffensif de cette imitation, puisque Pompée ne sortit jamais de la légitimé républicaine.
· Pline l'Ancien au contraire tire le mérite de Pompée d'être surnommé le Grand du fait qu'il l'a acquis dans la durée:
"Numquam profecto inter illos uires durasset cognomen Magni, si prima uictoria sic triumphasset."
"Jamais, à coup sûr, le surnom de Grand ne se serait maintenu parmi les hommes d'alors, si Pompée avait conduit pareil triomphe après sa première victoire."
"e margaritis, Magne, tam prodiga re e feminis reperta, quas gerere te fas non sit, fieri tuos uoltus?"
"Ton portrait, Pompée le Grand, en perles, ces choses coûteuses et inventées pour les femmes, qu'il n'aurait pas été permis à toi de les porter!" (ibid.)
Pline salue également l'austérité vaincue ("illa seueritate uicta", ibid., 14) et le triomphe du luxe: l'image d'Alexandre est bien celle qui déroge aux traditions romaines, qui a quelque chose d'impie ("fas").
· Quant à Tite-Live, il n'accorde la vraie grandeur qu'à Pompée en le comparant à Cyrus: "sicut Magnum modo Pompeium" (IX, 17, 6) et omet volontairement au livre IX de nommer Alexandre "Magnus". Pompée aurait été jusqu'à faire oublier Alexandre.
Pompée n'est jamais sorti des limites républicaines ou, pour être plus exact, il fut considéré alors, et par les générations suivantes, comme le Républicain par excellence. Son pouvoir militaire et ses victoires lui permirent de satisfaire ses ambitions et ainsi de se rapprocher de son inspirateur.
Cette force de la victoire est devenu par l'intermédiaire des Diadoques un élément essentiel du pouvoir: ils ont laissé tomber des pans entiers de son oeuvre mais "ils ont préservé l'essentiel: l'idée que la victoire militaire confère à certains êtres d'élite la plénitude du pouvoir en pays conquis et donne droit à un statut surhumain.".
Cette nécessité de la victoire concorde totalement avec l'image qu'offre l'imperator romain. Pompée fera à son tour progresser à Rome cette image d'Alexandre, qui sera largement reprise par les Empereurs.
A travers le triomphe de 61, il tenta peut-être de se réaliser pleinement et profita d'une tradition strictement romaine pour assouvir le fantasme d'une vie. Rome découvrit cependant une autre image d'Alexandre, venue directement de cet Orient qui la troublait tant.
Pompée le Grand avait su malgré tout rester romain mais le doute allait s'immiscer sur le modèle qu'avait pu représenter pendant un temps le premier Magnus. Le Sénat fut sans doute celui qui lui fut le plus hostile; sans doute le public romain fut-il subjugué par ce faste et cette magnificence venue d'Orient. La force de l'image et le pittoresque de cette adulation n'était pas sans séduire un peuple avide de spectaculaire et à l'imagination foisonnante.
Là où il se distingue d'Antoine c'est que cette imitation ne fut pas vraiment prise au sérieux: pour beaucoup, elle n'était que le caprice d'un ambitieux et sans conséquences.
Avec Antoine, Rome découvre à quel point une figure mythique
peut transfigurer celui qui s'en éprend.
Nous verrons par la suite (en respectant la chronologie) qu'Antoine souffrit de l'utilisation d'Alexandre par César.
Antoine s'abandonna plus franchement à son rêve et semble avoir fait de sa vie une scène de théâtre où il pouvait à loisir jouer le rôle, loin du public romain, d'Alexandre le Grand.
L'image du héros ne fait plus l'unanimité: Antoine a vu en lui la force d'un dieu et le fondateur d'un nouvel ordre, Rome, et plus tard Auguste, a décelé la menace de la monarchie hellénistique et de la mégalomanie d'un rêveur.
Comme pour Pompée, l'identification à Alexandre va buter sur l'élément dionysiaque et l'étalage d'un luxe et d'une sensibilité bacchique que Rome ne pouvait intégrer. L'image d'Alexandre, c'est aussi celle d'un Orient mystifié, le symbole de la lutte entre l'Orient et l'Occident.
Comme Pompée, cette passion marqua profondément ses contemporains et s'appuie elle aussi sur la légende et le retentissement des exploits d'Alexandre.
Plutarque (Ant., 37, 5) rapporte qu'Antoine, alors qu'il concentrait ses forces à Erzeron contre les Parthes en 37-36 av. JC, prétendit surpasser la gloire d'Alexandre en déclarant que le bruit seul de ses armes avait effrayé l'Asie jusqu'en Inde. Plus que l'histoire, c'est la légende qui inspira Antoine et le poussa à des actes spectaculaires. Les Romains vont redécouvrir Alexandre dans une image plus riche et plus haute en couleurs.
L'imitation d'Antoine, proche de la réincarnation, va se nourrir des récits des témoins mêmes de la conquête. Son comportement va aller jusqu'à reproduire des actes si caractéristiques qu'ils ne pouvaient faire penser qu'au roi macédonien.
Ainsi, tandis qu'Octavien faisait envoyer la tête de Brutus à Rome, Antoine renouvelait théâtralement un geste magnanime d'Alexandre en recouvrant le corps de Brutus de son manteau de pourpre, avant d'envoyer respectueusement ses cendres à sa mère (Plut., Ant., 22; Dion Cassius, 47, 49). Le triumvir reproduisait la scène où Alexandre recouvre le corps transpercé de coups de Darius (Plut., Al., 43).
Lorsqu'il arrive à Ephèse, Antoine est acclamé en tant que nouveau Dionysos, comme le fut jadis Alexandre à Athènes.
"Quand il entra dans Ephèse, il trouva pour lui faire cortège des femmes costumées en Bacchantes, des hommes et des enfants figurant des Pans et des Satyres: dans toute la ville, on portait des couronnes de lierre, partout on brandissait des thyrses, partout retentissait le bruit des harpes, des syrinx et des flûtes, et la foule acclamait Antoine en l'appelant Dionysos Dispensateur de grâces (Charidôtes) et Bienveillant (Meilichios)."
(Plut., Ant., 24)
Son penchant pour le vin, don de Bacchus, et les festins, rapprochèrent certainement Antoine de Dionysos, et par la même occasion d'Alexandre. C'est peut-être entraîné par ce jeu, par ce rôle, qu'il suivit par la suite les traces d'Alexandre en pensant, par exemple, à reprendre la guerre contre les Parthes, véritable topos de tous les émules d'Alexandre.
La relation avec Alexandre, contrairement à Pompée, est venue assez tard et dans une combinaison de situations. L'image d'Alexandre, façonnée selon les besoins d'Antoine, en souffrira d'autant plus.
Sur les monnaies qu'il fait frapper en Orient, au type héracléen succède avec insistance le type dionysiaque à la corbeille, à la couronne de lierre et au serpent.
En combinant avec sa prétendue ascendance herculéenne l'aura mystique de Dionysos-Bacchus-Liber Pater, Antoine draina vers lui non seulement l'immense popularité de cette divinité en Orient mais aussi une part importante de la mystique d'Alexandre, tout en promouvant une divinité tout autant populaire dans l'Occident romain.
De fait, pendant l'hiver 38 à Athènes, il se sert de la mystique dionysiaque pour renforcer sa popularité dans le monde gréco-romain.
Antoine n'a de cesse que d'honorer son surnom; dans un Orient, et surtout en Egypte grâce à Philopator, pénétré de la religion dionysiaque, Marc-Antoine put facilement se présenter simultanément comme un nouvel Alexandre et un nouveau Dionysos, car ce n'était que les deux aspects interchangeables d'un même mythe.
L'image d'Alexandre opère donc un tournant inéluctable sous l'effet du passionné Antoine: pour la première fois, être un nouvel Alexandre signifie avoir une vie fastueuse et dissolue, car pour le jeune Alexandre, Dionysos représentait moins un dieu mystique que le dieu du vin, de la bonne chère et des réjouissances. Ce n'est pas par ses victoires qu'Antoine eut l'ambition d'être un nouvel Alexandre.
Par son mariage avec Cléopâtre en 37 av. JC, il fait figure d'un nouvel Alexandre partant à la conquête de l'Orient. Ses jumeaux reçoivent les noms de Cléopâtre Séléné et d'Alexandre Hélios. A sa première fille, il va donner le royaume de Libye, alors qu'Alexandre Hélios est appelé à régner sur l'antique empire achéménide, jadis subjugué par Alexandre; enfin, à son dernier fils échoue le royaume séleucide.
A l'image de l'organisation des conquêtes d'Alexandre, Antoine, de surcroît, nourrit le projet d'agrandir la zone d'influence de Rome par les rois alliés; il pensait ainsi faire ressusciter une "vision grandiose où revivait en fonction des réalités de l'époque le rêve autrefois conçu par Alexandre.".
Cette dernière initiative, grâce à l'active propagande d'Octave, finit de dresser Rome, jalouse de son indépendance, contre lui. Pour Rome, Antoine s'est trompé de modèle. Cette politique d'ouverture, qui montre l'entière assimilation d'Alexandre par Antoine, et qui sera quelques siècles plus tard le chantre de l'Empire romain, est totalement incomprise par ses concitoyens.
Pourtant, Antoine aurait pu créer un lien tenace entre Rome et Alexandre: lors de son triomphe à Alexandrie en 34 av. JC, si le cortège bacchique aurait impressionné la foule romaine par son faste et sa démesure, Antoine opère cependant dans un cadre strictement romain qu'est le triomphe.
Il aurait pu élaborer la synthèse entre la valeur guerrière des Romains et la monarchie d'Alexandre, entre la valeur d'un peuple et le pouvoir détenu par un chef non moins vaillant et estimable. Antoine n'a pas su contourner Alexandre et ses voyages fréquents vers sa femme à Athènes, qui représente cette force que Rome exerce encore sur lui, le prouvent.
Certains jugements sur Antoine, dont celui très remarqué de G. Radet, sont à cet effet fort sévères: "Antoine ne nous offre qu'une parodie physique du noble chef macédonien. La vulgarité brutale du soudard remplace chez lui la radieuse vaillance d'un prince de la guerre. Il prétend devenir le Néos Dionysos [...] mais il le ressuscite en histrion qui, à l'intempérance bachique, ajoute l'aveugle folie d'une sensibilité tumultueuse."
Sans aller jusqu'à agréer avec la disproportion de tels propos, l'imitation d'Alexandre par Antoine est indiscutablement à considérer également sous cet angle.
Avec Antoine, la subjectivité qui s'applique en face de toute représentation a joué pleinement. Entre la diffusion de l'image et sa perception s'est formé un trou béant.
Au mythe dionysiaque et à l'universalisme d'Alexandre, Rome oppose la menace de l'Orient et la dépravation.
L'Orient fut sans doute pour Rome une menace: il faut observer que bien souvent, les généraux partis loin de Rome se sont soudain découvert une âme d'Alexandre et que seuls la distance ou des rites strictement romains leur ont permis d'exprimer cette deuxième identité.
Les imitations de Pompée et d'Antoine ont été perçues différemment et montrent combien est partial le choix que l'on fait de l'utilisation d'un mythe.
Conquérant ou Néos Dionysos, Alexandre suscite toutes sortes de réactions jusqu'aux plus contradictoires. Rome, dans ce réflexe défensif qui traversa son histoire, se méfie du symbole inhérent à Alexandre, tout en forçant elle-même ce symbole. Elle fabriqua les armes qui allaient se retourner contre elle au temps du monarchique César et chercha alors à se désunir du plus grand des conquérants.
"Philippum quidem Macedonum regem rebus gestis et gloria superatum a filio, facilitate et humanitate video superiorem fuisse; itaque alter semper magnus, alter saepe turpissimus."
"Philippe, roi de Macédoine, fut certes dépassé par son fils en exploits et en gloire mais je constate qu'en affabilité et en bonté, il lui a été supérieur; c'est pourquoi l'un fut toujours grand, l'autre souvent très vil."
Le jugement de Cicéron recèle quelques pointes acerbes largement usitées dans la littérature latine par la suite: il refuse à Alexandre le surnom de Magnus , le qualifie du récurrent "turpissimus" des Stoïciens, terme virulent et sévère.
Pour Cicéron, les valeurs morales d'Alexandre entachent gravement son image, d'autant plus qu'elles sont en total désaccord avec l'éclat de ses actions militaires.
L'image de la dépravation, qu'Antoine aurait portée et assumée sur sa propre personne, semble donc l'emporter.
Pourtant, l'affabilité d'Alexandre a été reconnue par de nombreux historiens et les biographies antiques regorgent d'anecdotes montrant les bienfaits d'Alexandre et sa philanthtrôpia (Plut., Alex., 39).
Que penser du reproche, cité un peu plus loin (De Off., II, 53), que Philippe aurait adressé à Alexandre? Il l'aurait blâmé de rechercher par des largesses la bienveillance des Macédoniens et d'avoir été alors "ministrum et praebitorem", "serviteur et pourvoyeur".
Philippe n'a jamais été un modèle de sincérité: convient-il vraiment de mettre ces reproches dans la bouche d'un roi dont la ruse et les collusions, aussi bien avec les pays frontaliers (Epire, Thrace) et les Grecs qu'avec ses sujets pour attirer leur bienveillance, sont reconnues?
Cicéron ne fait pas preuve ici d'un souci de vérité; peut-être ces critiques valent-elles surtout par leur incitation à ne pas imiter les mauvais aspects de celui qui pouvait apparaître comme le modèle de grandeur par excellence.
Cicéron entend bien faire d'Alexandre un exemple mais d'une autre nature. Ainsi, il semble constituer une référence obligée chaque fois qu'il s'agit de passion excessive, comme le montre l'épisode avec Diogène, plus heureux qu'Alexandre qui n'en avait jamais assez, alors que le philosophe ne manquait de rien ("sibi nihil deesse, illi nihil satis umquam fore", Tusc., V, 91).
Il est également pris à titre d'illustration: "ut Alexandrum regem uidemus" au sujet de la vengeance et du repentir qu'on peut ressentir après l'acte et rappelle bien sûr le meurtre de Cleitos.
Alexandre est donc l'homme aux passions néfastes, et Cicéron met l'accent sur ce pan de sa personnalité longtemps occulté.
Dans les Philippiques (V, 48), Cicéron mentionne son nom après plusieurs jeunes consuls qui ont servi glorieusement l'Etat romain: Alexandre n'est-il pas mort à trente-trois ans, un âge qui, selon les lois romaines, se situe dix ans avant la charge de consul? "Ex quo iudicari potest uirtutis esse quam aetatis cursum celeriorem" ("D'où l'on peut conclure que parfois la valeur n'attend pas le nombre des années").
Cicéron veut sous-entendre l'excellence des actions réalisées par ces jeunes consuls alors qu'Alexandre avait déjà accompli tellement d'exploits.
Le regard diffère ici des Tusculanes et du De Officiis. On assiste chez Cicéron à un phénomène d'attirance-répulsion, où le plus grand mépris se mêle à une admiration presque naturelle ou du moins à la reconnaissance de ses qualités.
Il ne manque pas, en effet, d'admettre l'excellence militaire d'Alexandre, difficile, il est vrai, de contester (même si Tite-Live se lança dans ce périlleux exercice). Alors qu'il vante la "diuinam quandam memoriam rerum" de Lucullus (Academica, II, 3), grâce à laquelle il arriva "factus imperator" en Asie, il rapporte que Mithridate
"post Alexandrum maxumum hunc a se maiorem ducem cognitum quam quemquam eorum quos legisset fateretur"
"admit que depuis le très grand Alexandre, (il) voyait en Lucullus un meilleur général que ceux dont il avait entendu parler dans les livres"
Même si ces mots viennent de la bouche d'un roi étranger et émule d'Alexandre, Cicéron retranscrit ses propos pour rehausser le mérite de Lucullus et lui donner de l'ampleur, ce que seule une comparaison avec le génie militaire d'Alexandre pouvait induire.
De plus, Cicéron choisit de faire référence à Alexandre et non à Thémistocle, cité un peu plus haut , pourtant "Graeciae princeps".
Cicéron n'est donc pas sans fascination devant l'épopée d'Alexandre et sa légende véhiculée à travers les contrées orientales. La fierté et l'orgueil du consul se laissa également séduire par l'image de grand héros.
Il se sentit honoré et se targua d'avoir été nommé Imperator sur le site même où s'était déroulée la bataille d'Issos:
uictoria justa imperator appellatus sum apud Issos, quo in loco [...] Clitarchus tibi narrauit Dareum ab Alexandro esse superatum" (Ad. Fam., II, 10, 3)
Cela semble par ailleurs vérifier l'idée selon laquelle tous ceux qui prirent part à des actions militaires ont admiré Alexandre.
Cicéron a eu également le projet d'une lettre de conseils à César, semblable à celle qu'Aristote envoya jadis à Alexandre pour tenter de redresser les excès d'intempérance du jeune homme.
L'orateur explique pourtant (Ad. Att., XIII, 28) qu'il n'est pas parvenu à écrire cette lettre, alléguant qu'il ne savait que dire à César ni comment elle serait perçue. Il déplore alors de ne pas bénéficier de la fabuleuse matière dont ont disposé les conseillers d'Alexandre:
"adulescentem incensum cupiditate uerissimae gloriae, cupientem sibi aliquid consili dari quod ad laudem sempiternam ualeret"
"un tout jeune homme, brûlant de passion pour la gloire la plus authentique, désireux de recevoir des conseils qui serviraient sa renommée éternelle".
La suite est bien moins élogieuse: Cicéron condamne les changements observés chez Alexandre dés qu'il fut nommé roi. Comme ces tuteurs de l'esprit, il aurait aimé remettre César sur la voie de l'honneur ("cohortantur ad decus"). Il semble néanmoins reconnaître le bien-fondé de l'orgueil d'Alexandre ("verissimae") et le caractère unique d'une telle destinée. La grandeur d'Alexandre avait besoin de toute cette passion.
Il exprime peut-être ainsi le regret qu'Alexandre, muni de toutes ces qualités, ait ainsi gâché ce qui aurait pu le servir dans le bien.
A propos de Crassus, il déclare:
"Pour avoir voulu ressembler à Cyrus et à Alexandre, dont la carrière n'avait été qu'un bond ("qui suum cursum transcurrerant"), il en vint à ne pas ressembler du tout à Lucius Crassus et à beaucoup d'autres Crassus." (Brutus, 282).
L'image du cursus est l'image de l'ordre , inconditionnel à l'équilibre du système politique romain.
Alexandre ne peut être comparé à un Romain, il est "passé au travers" de cet ordre, et indépendamment des jugements moraux du philosophe, c'est peut-être pour cette raison essentielle que Rome doit faire résistance à la pénétration d'un tel modèle. L'entité symbolique que représente le peuple a été maintenue grâce à cet ordre, qui retardait et restreignait l'émergence d'une singularité.
L'influence stoïcienne de Cicéron est certaine: à deux reprises, dans les Tusculanes, il compare le conquérant macédonien à des philosophes, Xénocrate (V, 32, 91) et Diogène (V, 32, 92).
C'est pourtant, avant tout, le citoyen romain qui s'exprime dans ses jugements sur Alexandre, plutôt que le philosophe, et qui craint pour la survie de la romanité et de sa stabilité.
L'image d'Alexandre peut ainsi être une menace lorsqu'elle renvoie
à la puissance de la singularité, faite de passion et de
volonté, et que les ennemis de Scipion ainsi que Cicéron
ont suspectée "pour le bien de l'Etat".
Alexandre n'eut pas seulement à se mesurer à des hommes: Rome toute entière entend se confronter à lui et il faut alors s'interroger sur la nature d'une relation si singulière.
Rome n'a-t-elle pas eu le désir, dans le souffle vivifiant et l'emportement des conquêtes, de faire converger ces deux destinées, pressentant avec une ambition démesurée, qu'elle pouvait elle aussi changer la face du monde?
Voici le discours de M'. Acilius Glabrio prononcé en 191 devant les Thermopyles sur ce qui attend les Romains s'ils sont vainqueurs:
"Quid deinde aberit quin ab Gadibus ad mare Rubrum Oceano finis terminemus, qui orbem terrarum amplexu finit, et omne humanum genus secundum deos nomen Romanorum ueneretur?"
"Après quoi, de combien s'en faudra-t-il que de Gadès à la mer Rouge, nos frontières ne soient limitées que par l'Océan qui entoure et qui borne la terre entière, et que toutes les nations du monde ne vénèrent le nom de Rome après celui des dieux?" (Liv., XXXVI, 17, 15)
Selon G. Radet , ce passage ne constituerait qu'une réplique significative du langage tenu par Alexandre sur les bords de l'Hyphase.
Dans l'ivresse de la conquête, le chemin de Rome semble tout tracé: il faut conquérir le monde, il faut faire mieux qu'Alexandre, que le plus grand empire qui n'ait jamais existé et dont Rome se sent seule à la hauteur de reprendre le flambeau.
Pour le public athénien de la fin du IVe s., Alexandre représentait déjà le favori par excellence de la Fortune, celui auquel tout réussit.
Plutarque met en parallèle, dans deux ouvrages, la Fortune des Romains et celle d'Alexandre et affirme que la Fortuna Romana consiste aussi dans la mort d'Alexandre dont le projet aurait été de pointer ses armes sur l'Italie. Mais
"il savait qu'en Italie, il trouverait la puissance et la vaillance de Rome dressées contre lui [...] car le renom et la gloire éclatante des Romains arrivaient jusqu'à lui comme ceux d'athlètes parfaitement entraînés par des guerres innombrables.
"Et seul le sang, je crois pouvait en décider" "
(Plut., De fort. Rom., 13)
Ceci n'est pas seulement un exercice de style et diffère de l'excursus livien du livre IX (cf. supra).
La citation d'un vers d'Homère montre le côté héroïque et grandiose de cette rencontre imaginaire, bien plus retentissante que celle, réelle, avec Hannibal.
Les historiens se sont plus à comparer leur fortune respective: Plutarque prétend que la felicitas romaine résulta en partie de l'infelicitas d'Alexandre, alors que Polybe attribue le bénéfice de la fortune à Alexandre et l'action des causes naturelles aux Romains.
Est-ce aller trop loin que d'imaginer que ces spéculations étaient déjà de mise dés le IIe siècle av. JC? Alexandre semble un des seuls moyens de mettre à l'épreuve, et par là même d'affirmer la puissance de Rome, et c'est peut-être en cela que réside sa force.
Qui pourrait mieux le faire en effet? La puissance des rois perses tels que Cyrus n'a pas l'éclat et cette brièveté si riche que constitue l'histoire d'Alexandre; il leur manque surtout ce lien privilégié qui unit les fortunes de Rome et d'Alexandre.
Si le peuple romain peut montrer sa réticence à l'égard d'une comparaison entre le roi Alexandre et les Républicains Scipion ou Pompée, est-il disposé de la même façon lorsqu'il s'agit de sa cité?
Au IIe siècle av. JC, s'élabore l'idéologie du peuple-roi et de la cité-reine, accompagnée d'une divinisation de Rome. La prise de conscience de cette vocation aurait commencé quand, ayant battu l'héritier du royaume d'Alexandre, les Romains affrontèrent avec le même succès l'héritier de ses conquêtes asiatiques, Antiochos III.
Victorieuse du roi Pyrrhus, émule convaincu d'Alexandre, Rome avait déjà dû avoir ce sentiment qu'elle, cité-reine dominant le monde, avait égalé, avait surpassé, la majesté d'Alexandre.
C'est donc sur les fondements d'une égalité de statuts, un homme-roi contre une cité-reine, élevés tous deux à la condition de divinités, qu'ont pu se confronter ces deux grandes figures de l'histoire.
La nécessité d'une comparaison entre Rome et Alexandre s'oppose donc à la réticence, lorsque l'identification reprend des attributs divins ou royaux, à l'égard de l'imitatio Alexandri de quelques Républicains, sans que cela soit pour autant contradictoire.
Le caractère royal de la puissance romaine ne pouvait pas ne pas influer sur ses sujets et Alexandre, à la fois homme, symbole et destinée, va devenir partie intégrante du problème romain.
Nécessairement est venu au jour un homme dont l'ambition fut
de se substituer à la cité-reine et qui lui aussi choisit
d'exploiter la charge symbolique que comportait l'image royale d'Alexandre
et que ses prédécesseurs n'avaient osé brandir contre
Rome.
Elle n'a ainsi jamais oublié que sous sa carapace de héros idéal ou de Néos Dionysos, Alexandre était aussi le roi, c'est-à-dire, à Rome, le tyran.
Alors que César développa la référence à Alexandre dans une mesure qui n'atteignit pas l'exubérance de Pompée ou d'Antoine, sa signification fut plus riche et fit d'Alexandre l'image symbolique de la royauté.
Les points de rencontre entre ces deux personnages sont nombreux: l'amour de la gloire (Alex., 4; Ces., 17), la clémence (Alex., 12; Ces.,34), leur commun désir d'aller de l'avant (Alex., 26; Ces., 58).
Selon Plutarque, César éprouvait une sorte de "jalousie contre soi-même" (Ces., 58) qui fait penser à cette fuite en avant jamais assouvie d'Alexandre.
Leur génie militaire respectif est également communément reconnu (Ces., 15;Al. 20).
Enfin, fascinés par le mirage des royautés orientales et persuadés de leur ascendance héroïque ou divine, ils semblent vérifier un ensemble de traits communs suffisant pour que leur mise en parallèle apparaisse naturelle et nécessaire.
Plutarque a voulu retracer l'histoire de deux ambitions démesurées, tous deux servis par la Fortune, dont la marque politique est encore aujourd'hui indélébile.
Rien ne pouvait plus honorer la valeur de César, ce César "qui abattit Pompée" (Alex., 1, 1), lui qui a donc vaincu "Magnus". Plutarque veut-il faire allusion à Alexandre lui-même (César aurait surpassé Alexandre), ou signifier seulement que César, malgré les efforts de Pompée pour imiter Alexandre, fut le seul à égaler le héros macédonien?
La deuxième hypothèse paraît la plus probable, étant donné l'apparente sympathie du biographe pour les deux personnages, notamment Alexandre.
Le parcours "trivial" des deux conquérants peut se vérifier, par exemple, dans deux passages similaires sur la générosité des deux militaires et leur attitude exemplaire envers leurs soldats: Alexandre refuse de boire l'eau dont ils sont privés pour leur redonner courage (Al., 42), César cède l'unique lit d'une pauvre chaumière à son compagnon souffrant (Ces., 17).
Le miroir n'est cependant pas parfait: César, avant de franchir le Rubicon, est troublé par son audace (Ces., 32), alors qu'Alexandre se laissa toujours guidé par sa témérité (comme l'illustre la bataille du Granique, Alex., 16, 3).
César est aussi, et peut-être avant tout, un homme politique et son désir de popularité est indissociable de cette pratique politique. En franchissant le Rubicon, César se mettait dans l'illégalité républicaine. L'enjeu est d'un tout autre ordre. De manière générale, le cadre dans lequel ont évolué les deux hommes sont tout-à-fait différents (Ces., 5 et 57).
La pertinence du rapprochement de Plutarque n'est cependant pas à mettre en doute. Il faut cependant se demander si elle ne prend son sens qu'a posteriori.
Suétone (Caes., VII) fait mention d'une scène qui se déroula en 68 av. JC en Espagne:
"animaduersa apud Herculis templum Magni Alexandri imagine ingemuit et quasi pertaesus ignauiam suam, quod nihil dum a se memorabile actum esset in aetate, qua iam Alexander orbem terrarum subegisset"
"il remarqua près du temple d'Hercule une statue d'Alexandre le Grand: il se mit alors à gémir et, comme écoeuré de son inaction, en pensant qu'il n'avait encore rien fait de mémorable à l'âge où Alexandre avait déjà soumis toute la terre..."
Citons de même un passage de Plutarque (Ces., 11) décrivant une scène où, à la suite de la lecture d'un ouvrage sur Alexandre, celui-ci
"le plongea dans une méditation profonde, puis lui tira des larmes. Ses amis, étonnés, lui en demandèrent la cause: "Ne vous semble-t-il pas, dit-il, digne d'affliction de voir qu'Alexandre, à l'âge où je suis, régnait déjà sur tant de royaumes et que moi, je n'ai encore rien à mon actif, aucune action d'éclat?" ".
Histoire vraie ou inventée au profit de la propagande césarienne pour rapprocher le descendant de Iule de celui d'Héraklès? La concordance des témoignages de Suétone et Plutarque tendent à corroborer la première hypothèse.
De plus, il est fort probable que les lamentations de César prenaient également leur source dans les succèsde Pompée, l'autre Magnus.
Dans la suite immédiate du passage de Suétone, l'historien écrit:
"missionem continuo efflagitauit ad captandas quam primum maiorum rerum occasiones in urbe"
"il demanda tout-de-suite un congé pour saisir le plus tôt possible, à Rome, les occasions de se signaler."
Le conquérant Alexandre, mort à 33 ans au sommet de sa gloire, était bien pour l'ambitieux César le modèle suprême à atteindre.
La relation que César entretint avec l'image d'Alexandre fut certainement moins passionnelle qu'elle ne le fut pour Pompée ou Antoine. César chercha au contraire à exploiter ce mythe dans un but bien précis.
Cette utilisation du mythe aurait commencé en 61 av. JC alors que César se vantait d'être le seul à pouvoir monter un nouveau Bucéphale au sabot fourchu (Suet., Caes., 61). P. M. Martin rappelle que ce cheval apparut pendant la campagne d'Espagne où César fut acclamé pour la première fois imperator, illustrant une fois de plus, comme nous l'avons vu pour Scipion ou Pompée, qu'Alexandre est indissociablement lié à Rome à l'idéologie imperatoriale, qui salue chez un homme à la fois sa valeur militaire et la préférence des dieux.
Après avoir conquis l'Egypte, il fait dresser , dés son retour à Rome, en face du temple de Venus Genetrix, une statue semblable à celle d'Alexandre par Lysippe, mais avec ses propres traits (Stat., Silv., I, 1, 84sq).
Pourquoi ne pas imaginer alors que l'évocation de la mémoire d'Alexandre en Espagne propulsa César à la hauteur de ses ambitions et fut pour lui un véritable stimulus?
Il n'y a pas chez César de phénomène d'imitation reconnue, suscitée par une admiration passionnelle et juvénile; sur l'image d'Alexandre découverte en Espagne, César vit le profil de son propre avenir.
Appien (Bel. Civ., II, XXI; 149sq) les jugeait ainsi tous deux comme étant les plus ambitieux et les plus belliqueux, rapides à prendre leurs décisions, intrépides face au danger, peu regardant de leur corps, audacieux et fortunés.
Il insiste toutefois sur un aspect commun de leur personnage qui était leur aspiration à la divinité:
"ils étaient tous deux fort beaux, l'un et l'autre issus de la race de Jupiter".
C'est principalement dans cette mesure que César reprit à son compte l'image d'Alexandre mais dans un sens bien plus symbolique que ses prédécesseurs.
Selon un témoignage de Dion Cassius (XLIII, 45, 3), il plaça dans le temple de Quirinus sa propre statue comportant l'inscription "Deo Invicto", traduction latine du "Deos Anikétos" dont les Athéniens avaient gratifié Alexandre.
César adopte ainsi une attribution d'Alexandre, signe de son apothéose, et l'affiche ouvertement dans un lieu public romain.
Ce n'est pas, contrairement à Scipion, le caractère mystique de la divinisation qui attire César, mais bien sa signification politique et la deuxième partie du diptyque: la consécration royale.
Appien remarque au sujet de César, toujours dans le cadre d'une comparaison avec Alexandre:
"il se conduisit en roi, malgré les oppositions, même s'il n'en accepta jamais le titre" (ibid., 150).
Selon l'opinion de Plutarque:
"ce qui fit éclater la haine contre César et décida de sa mort, ce fut sa passion pour la royauté" (Ces., 60).
Mettre en parallèle César et Alexandre revient ainsi à mettre en relief les rapports de César avec la royauté.
La comparaison avec la royauté d'Alexandre a donc semblé s'imposer aux yeux des historiens et des contemporains d'Alexandre, fondée, comme le pouvoir de César, sur la conquête et la victoire.
Cet élément, qui donnait une valeur politique à l'image du conquérant, demeurera désormais gravée, sous l'impulsion de César, dans les traits caractéristiques d'Alexandre.
Selon Tite-Live, lorsqu'il prend la citadelle de Carthagène, le bruit se répand qu'il est arrivé aux Romains un jeune chef "semblable à un dieu" (cf. supra); nous avons déjà vu la part de la mystique divine chez Scipion mais ce rapport au divin rappelle la relation intrinsèque dans l'Orient hellénistique entre divinité et royauté.
Loin de Rome, les imperatores se laissèrent éblouir par cet fusion si digne, selon eux, d'âmes bien nées et songèrent au titre de roi.
L'épisode qui suit la victoire de Baecula recensé chez Polybe (X, 40) et Tite-Live (XXVII, 19, 4-5), est tout-à-fait éloquent: les Espagnols acclament Scipion et le saluent du titre de roi, qu'il refuse:
"le titre d'imperator que me donnent mes soldats est pour moi plus honorable, mais si celui de roi vous semble plus haut, contentez-vous de m'attribuer une âme royale"
Par une âme royale, Scipion entend celle d'un Achille ou d'un Alexandre.
Polybe emploie, au lieu d'imperator, le nom stratégos, et perd ainsi peut-être de la portée de cette déclaration: c'est en effet la première mention faite par une source quelconque du titre d'imperator au sein même d'une procédure d'acclamation du général vainqueur. L'imperator fait ici figure de substitut romain du basileus macédonien et hellénistique.
Caton, à partir de 206, attaqua alors cet héros "à la grecque" dont l'attitude et les amitiés royales (Antiochos III) l'amenaient à corrompre l'ancienne discipline.
Le conservateur entendait faire reposer la puissance romaine non sur la personnalité d'un chef mais sur la masse impersonnelle des soldats et du peuple romain, alors que Scipion préfigurait l'aura et la puissance de l'imperator. Les consonances royales de ce titre mettaient à mal l'odium regni sensée représenter le peuple romain dans son ensemble.
Nous pouvons citer à cet effet le passage d'Arrien exprimant son scepticisme au sujet de l'ambassade à Babylone:
"et cela ne convenait pas à la République romaine, qui était alors absolument libre, d'envoyer une ambassade à un roi étranger [...] étant de plus un peuple particulièrement hostile à la royauté et au titre même de roi ("
").
Arrien dissocie radicalement la " " et le "", et indique clairement par "" la connotation péjorative de la notion même de royauté à Rome.
"L'épopée gauloise peut à son tour entrer en comparaison avec l'épopée asiatique. Le vainqueur d'Alésia groupe en sa personne tous les éléments de puissance et de prestige qui justifient le rêve d'une grande monarchie de type oriental asservissant à une volonté unique l'ensemble du genre humain.".
Sans doute G. Radet ( op. cit., p 416) se laisse-t-il emporter en voyant un César aspirant à devenir le maître de l'orbis terrarum. L'originalité du projet de César qui aurait certainement instauré un statut différent pour l'Orient est à la mesure de la peur qu'inspire chez les vieux Romains tout ce qui se rapproche de l'entreprise d'Alexandre qui, le premier, a tenté d'unir deux mondes si opposés.
César aurait cependant exporté en Orient une royauté empreinte de romanité, comme a essayé de le démontrer J. Carcopino (Profils de conquérants, Paris, 1961):"Dictateur du dedans, roi du dehors, César, par la dualité même de son pouvoir, aurait, par une visible coupure, dissocié l'Orient de l'Occident et dressé entre eux une barrière".
Avant toute chose, César voulut dépasser le prestige presque surnaturel de l'imperator et élever sa puissance à l'aura mystique d'Alexandre. Le Macédonien acquiert alors des dimensions qui menacent de nuire au destin de Rome.
César semble arriver aux frontières de l'incontrôlable: l'imitatio qui agit dans le subconscient est sur le point, par différence avec Pompée, de perdre son rapport avec la réalité.
Le projet de lettre de Cicéron à César (Ad Att., XIII, 28), dans laquelle il envie le rôle d'Aristote, précepteur d'Alexandre, illustre bien les craintes qu'inspirent désormais l'image d'Alexandre:
"tu non vides ipsum illum Aristoteli discipulum, summo ingenio, summa modestia, postea quam rex appellatus sit, superbum, crudelem, immoderatum fuisse?"
"Aurais-tu oublié que même cet élève d'Aristote, avec son génie, sa maîtrise hors pair, une fois qu'il eût reçu le titre de roi, fut un orgueilleux, cruel et sans frein?"
La royauté ne peut inspirer que les plus grands maux et les changements opérés sur Alexandre sont à redouter chez César si celui-ci prend le titre de roi.
La haine de Cicéron ne s'adresse pas à l'Alexandre historique mais à la figure symbolique que César a sciemment exploitée.
Ce dernier n'eut pourtant guère recours au mythe proprement dit: il se sentit bien plus attiré par le vertige de l'histoire. D'une image qu'on se plaisait à reproduire, Alexandre s'est transformé en symbole menaçant.
A l'image du héros, emportée par la tourmente qui souffle sur la République, s'est ainsi substituée l'image du "rex". Antoine, héritier des tendances monarchistes de César, ne pouvait pas ne pas y penser lorsqu'il reprit le rôle du roi-dieu Alexandre.
L'utilisation d'Alexandre par César, dont on ne peut pas toujours déceler la limite entre imitation volontaire et analogies des situations historiques, prend un caractère résolument politique et les défenseurs acharnés de la République ne s'y sont pas trompés.
Ce retournement aura d'importantes conséquences sur le futur de la réception romaine d'Alexandre: adulé par les Empereurs, le roi macédonien va devenir la bête noire de tous les opposants au régime ou des antimonarchistes. L'image du roi-tyran, selon la conception grecque du basileus tyrannique, ne s'éteint pas avec la naissance de l'Empire.
César, alors que sa fascination n'avait pas égalé l' "Alexandromanie" de Pompée ou l'exubérance d'Antoine, est paradoxalement celui dont le nom reste le plus associé à Alexandre. Leurs noms invoquent deux grandes figures de l'histoire qui ont bouleversé le monde par leur oeuvre et leur disparition, ils sont l'incarnation de deux volontés aux origines divines et au coeur haut.
Il faut en partie mettre cette observation au compte de la mégalomanie de César qui jugeait sa destinée pas moins digne de celle d'Alexandre. Pourtant, ce qui les a vraiment réuni, c'est cet heureux mélange de génie et de ruse, d'humanité et de divinité, ce don supposé des dieux d'être à la tête d'un peuple et de nations dont la vénération ne leur fit jamais défaut: telle est l'image que César (et certains historiens) a voulu donner de lui. En ce sens, César fut le véritable égal d'Alexandre.
A la fin de la République, l'image d'Alexandre apparaît écrasée sous de multiples symboles, dont celui de la royauté, avec tout ce qu'il implique, a marqué profondément l'imaginaire romain. Pendant trois siècles, chacun, du Sénat au peuple romain, donna à la figure d'Alexandre une couleur différente, sans jamais trahir complètement le tableau original. Tour à tour héros, conquérant, vainqueur de l'Orient, Bacchus réincarné, Alexandre ne fut jamais le même.
Qu'il ait été condamné ou adulé, Alexandre a pourtant été intégré dans la mémoire romaine, dans son paysage politique, littéraire ou artistique.
Chacun des dirigeants de la République romaine a trouvé de l'inspiration ou un précédent dans la légende d'Alexandre grâce auquel il a pu promouvoir ses propres aspirations politiques ou militaires.
Même si l'histoire de Rome ne s'est bien sûr pas faite autour
de ce grand personnage, avouons que Rome, telle Io à travers les
Océans, fut piquée par ce formidable aiguillon.